Il y a tout juste un an, en plein confinement, et au cœur d’une mobilisation des salarié.e en première et seconde lignes face au Covid, des couturières, à plus de 97% des femmes – professionnelles, retraitées ou simples citoyennes bénévoles, parfois même détenues ou sans-papiers – se sont mobilisées pour répondre à la pénurie de masques en France et en Belgique. Elles ont travaillé sans relâche, sans compter leurs heures, pour répondre à cette urgence. La plupart l’ont fait gratuitement, en utilisant leur machine et leur propre matériel (tissu et élastiques).
Certaines ont osé demander une « aide » pour couvrir au moins les frais (de l’ordre de 3,5 € le masque). Face à la pénurie de masques, il y eut même des appels de régions et d’entreprises pour que ces bénévoles viennent au secours des soignant.es et des autres salarié.es.Mais à aucun moment on n’a pensé à rémunérer ces bénévoles. Par définition, il paraissait même scandaleux qu’elles soient dédommagées… Comme s’il était une fois encore naturel que le travail des femmes soit gratuit…
La genèse d’un mouvement spontané
Dans un premier temps, tout est parti spontanément de couturières et amatrices qui ont confectionné ces masques répondant à des demandes de soignant.es, de commerçant.es ou de voisin.es. Puis, le mouvement a pris de l’ampleur via les réseaux sociaux où des petits groupes ont fleuri (comme Mask Attak, Les petits masques solidaires…), face aux carences de l’Etat qui ne fournit pas suffisamment de masques et de blouses. Des hôpitaux ont même fait directement appel à leurs services via ces réseaux. Puis, des collectivités locales (comme les Hauts-de-France ou la Lozère ou la région de Bruxelles-Capitale) ont organisé le réseau : 750 000 produits par 4000 bénévoles dans les Hauts-de-France ; 80 000 en Lozère (1500 bénévoles…).
Des commandes sont alors passées, avec par exemple pour la région de Bruxelles-Capitale, un envoi hebdomadaire de «kits» de 50 masques à réaliser «idéalement» en une semaine auprès de 1500 bénévoles… Des locaux sont même réquisitionnés et des bénévoles y travaillent «comme à l’usine». A Lille, des témoignages de couturières recueillis par le Collectif Bas les Masques évoquent des commandes de 50 masques en 48 heures, sans aucune rémunération.
La mairie de Paris a certes fait appel à des entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS), avec des objectifs chiffrés précis mais moins importants (environ 50 masques par semaine) et un contrôle qualité. En cas de gros volumes de masques, les structures sont rémunérées, initialement de 40 à 80 centimes le masque, finalement à 1 euro. On a décompté sur Paris 200 000 masques produits par l’entreprise Bododuc, 200 000 par le programme Résilience et 100 000 par des entreprises de l’ESS.
Enfin, des entreprises privées du textile se sont investies en envoyant des « kits » de masques à monter par ces bénévoles… Des partenariats multiples ont vu le jour entre collectivités territoriales, entreprises textiles, ateliers d’insertion, et autres entreprises de l’ESS et bénévoles. Selon les chercheuses Fanny Gallot, Giulia Mensitieri, Eve Meuret-Campfort et Maud Simonet dans un article dans la revue Salariat (https://www.revue-salariat.fr/index.php/2021/03/26/aux-masques-citoyennes-melange-des-genres-productifs-en-regime-d-exception/), le 30 mars 2021, « la production de masques au cours du premier confinement du printemps 2020 a donc suscité le développement en quelques semaines d’un régime productif « d’exception » caractérisé par un brouillage des frontières entre secteurs (public, associatif, privé lucratif) et entre formes de travail (rémunéré, non rémunéré, libre ou contraint)».
Mais, en réalité, on a dépassé le cadre «normal» du bénévolat, car ce régime productif d’exception a permis à certaines entreprises de dégager des profits en commercialisant les masques homologués par l’Etat. De plus, les conditions de travail de ces couturières ne sont pas celles du bénévolat puisqu’elles ont été subordonnées à des ordres de rendement et à l’achat du matériel.
« Compter ses heures et demander des comptes à l’Etat ».
Elles ont travaillé parfois jusqu’à douze heures par jour, 5 ou 6 jours sur 7, pour répondre à cette urgence. Mais même lorsque des entreprises vendaient les masques «au prix coûtant» pour couvrir leurs frais, on a oublié de rémunérer en bout de chaîne ces couturières. Comme si ce n’était pas un vrai travail, mais juste un «hobby» pour elles; un moyen de se rendre utiles et non un moyen de vivre aussi… C’est pour cette raison qu’elles ont créé le Collectif Bas les masques, pour clamer dans une pétition du 28 avril 2020 (https://www.change.org/p/masques-blouses-hold-up-sur-le-metier-de-couturier-ere?recruiter=1081215222&utm_source=share_petition&utm_medium=copylink&utm_campaign=share_petition&utm_term=share_petition)
«Notre savoir-faire, notre temps, notre travail ne valent-ils PLUS RIEN ?»
Est-ce que l’on a pensé à ne pas rémunérer les soignant.es, les éboueurs ou les caissières durant cette période, nous disent-elles? Est-ce que l’on a bien mesuré les conséquences de cette non-rémunération, en matière de droits sociaux, de risques pour leur santé ou encore d’accidents?
C’est parce que ce travail est structurellement dévalorisé, supposant peu d’apprentissages, le simple prolongement de l’activité familiale de nombreuses femmes, que l’on n’a pas songé à le rémunérer. Pire encore, certaines ont subi du harcèlement, des injures pour avoir osé demander un dédommagement ou une rémunération…
Comme toutes les professions féminisées en première et seconde lignes depuis la crise du Covid, on considère qu’il ne s’agit pas d’un vrai métier, requérant qualification, expérience, responsabilité, technicité, accompagné de conditions de travail difficiles.
Le Collectif Bas les masques a obtenu le prix Régine Orfinger-Karlin décerné par la Ligue des droits humains (https://www.liguedh.be/le-mouvement-bas-les-masques-remporte-le-prix-des-droits-humains-regine-orfinger-karlin/) de la Fédération Wallonie-Bruxelles »: « Par ce prix, la Ligue des droits humains souhaite soutenir ce collectif et, à travers lui, envoyer un message fort contre la dévaluation de ce type de travail, exercé majoritairement par des femmes, et pour la revalorisation de métiers peu visibles mais indispensables, en particulier dans le secteur de la santé.»
Elles ont également rédigé une tribune dans Le Monde https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/08/les-couturieres-de-masques-anti-covid-ont-le-sentiment-d-etre-oubliees-apres-avoir-ete-exploitees_6069201_3232.html) le 8 février 2021, au moment où le gouvernement français préconise dans un décret (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043070201) de ne plus porter les masques artisanaux, pour alerter sur leur situation: « Le monde de demain doit prendre en considération les abus et défaillances de cette crise et revaloriser les couturières et leur profession a »n que les atteintes sexistes, sociales, économiques et politiques qu’elles ont subies ne soient plus tues ni invisibilisées.»
L’objectif désormais est d’entamer une procédure judiciaire, portée par la Force juridique de la Fondation des femmes (https://fondationdesfemmes.org/une-force-juridique/), pour exiger des compensations financières, des requalifications de contrats, afin qu’elles sortent enfin de cette invisibilité.
Rachel Silvera : Maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterres https://www.rachelsilvera.org/
Article paru sur https://www.alternatives-economiques.fr/