Depuis la présentation de son projet de réforme des retraites, le gouvernement martèle qu’il serait très bénéfique pour les femmes. Un argumentaire balayé point par point par Sophie Binet, dirigeante confédérale de la CGT et pilote du collectif Femmes-Mixité au sein de la confédération. Lors de la conférence de presse de présentation du projet de réforme des retraites, le 10 janvier, Élisabeth Borne a martelé ces mots à quatre reprises. Toujours avec le même objectif : soutenir l’idée que son projet profitera aux femmes, qui touchent, en moyenne, des pensions encore largement inférieures à celles des hommes. Pour Politis, Sophie Binet s’attache à déconstruire cet argumentaire et nous livre les pistes d’une réforme des retraites qui serait – vraiment, cette fois – féministe.
Aujourd’hui, les inégalités de pension entre les femmes et les hommes sont encore très importantes, de l’ordre de 40 % en pension de droit direct, 28 % si l’on intègre les pensions de réversion. Comment expliquer un tel écart ?
Il résulte d’un cumul de plusieurs facteurs. L’inégalité salariale, bien sûr. Le calcul du montant de la pension est effectué en fonction de la durée cotisée et du montant cotisé. Or les femmes cotisent sur un montant plus faible que les hommes puisqu’elles sont encore payées en moyenne 28 % de moins.
Leurs carrières sont également plus courtes, et c’est pour cela que la réforme des retraites du gouvernement aura un impact négatif sur elles. Car toutes les réformes qui consistent à allonger les durées de travail défavorisent les femmes, plus nombreuses à avoir des carrières incomplètes. Aujourd’hui, 40 % des femmes partent à la retraite avec une carrière incomplète.
Le gouvernement assure que cet écart va se réduire, notamment grâce à la hausse du minimum contributif de 100 euros…
Cette hausse ne résoudra qu’une infime partie du problème. Rappelons que la hausse du minimum contributif est prévue par la loi depuis 2003… sans être mise en œuvre. J’ajoute que 1 200 euros brut, c’est seulement 100 euros au-dessus du seuil de pauvreté. Cette somme est conditionnée au fait d’avoir une carrière complète. Et, parmi les retraités qui perçoivent moins de 1 000 euros de pension, 83 % ne réunissent pas ces conditions, essentiellement des femmes. Le bénéfice de cette mesure est donc marginal pour les retraités.
C’est pour cela que de nombreuses femmes attendent 67 ans, et l’âge de l’annulation de la décote, pour partir à la retraite ?
Exactement. C’est le cas de 20 % d’entre elles. C’est ce qui est grave, dans le discours du gouvernement : il faudrait se réjouir que les femmes partent à 67 ans. Élisabeth Borne nous dit en creux que le gouvernement aurait pu décaler cet âge à 69 ou 70 ans… Génial, et pourquoi ne pas pousser à 80 ans ?
Cela constitue une régression qu’aujourd’hui 20 % des femmes soient obligées de travailler jusqu’à 67 ans faute de carrière complète. Le nombre de femmes qui vont devoir attendre 67 ans va même augmenter car le nombre d’années de cotisation demandées augmente aussi plus rapidement que prévu. Ce n’est même pas un statu quo, c’est une dégradation.
Élisabeth Borne a annoncé que les congés parentaux seront désormais pris en compte pour les carrières longues. Est-ce que ça ne représente pas une avancée sociale ?
C’est vraiment : « Je donne d’une main ce que je reprends de l’autre. » Les congés parentaux seront pris en compte pour les carrières longues, dans la limite de quatre trimestres, soit un an. Or c’est exactement ce que le nouveau dispositif ajoute en termes d’annuités exigées. Avec, en plus, un recul de deux ans de l’âge légal de départ pour ce dispositif. Non, ce n’est vraiment pas une avancée, mais un recul pour les carrières longues.
Lors de sa conférence de presse, la Première ministre a souligné à plusieurs reprises que le projet de réforme des retraites du gouvernement serait avantageux pour les femmes. Comment avez-vous accueilli cet argumentaire ?
C’est une instrumentalisation de la cause des femmes. Comme les combats féministes ont beaucoup progressé – et c’est très bien –, il y a une tendance de plus en plus importante à faire du « féminisme washing », en voulant faire croire que des mesures qui sont soit neutres, soit nuisibles pour les femmes leur sont en fait favorables. Ce n’est pas nouveau.
Déjà, Édouard Philippe avait procédé ainsi, de manière très provocante, lors du précédent projet de réforme des retraites en 2019 : il avait déclaré que les femmes seraient les grandes gagnantes de sa réforme – ce qui était totalement faux, et avait été largement démontré à l’époque.
Cette provocation avait été un moteur de mobilisation de plus. Elle avait lancé le mouvement des Rosies ainsi que la grève féministe du 8 mars 2020, nommée la « mobilisation des grandes gagnantes » afin de prendre le gouvernement à son propre jeu. Cela avait donné une dimension très féministe à cette mobilisation.
Les femmes sont-elles les grandes perdantes de cette réforme ?
Il ne s’agit pas de faire un concours du plus pénalisé, mais de dire que cette réforme ne corrige en rien les inégalités, ni de salaire, ni de pension. Et qu’elle va dégrader la situation des femmes. Les chiffres sont clairs : parmi les retraité·es né·es en 1950, un tiers n’était plus en emploi l’année précédant leur retraite – c’est le cas de 37 % des femmes et de 28 % des hommes.
Entre 55 et 65 ans, on se retrouve souvent avec des parents en situation de dépendance, et on a besoin de temps pour les prendre en charge. Les femmes, sur lesquelles cette charge retombe le plus souvent, savent que si elles ne sont pas à la retraite, elles sont obligées de limiter leur activité pour y faire face.
Pour corriger cela, le gouvernement a annoncé la mise en place d’un « index senior » sur le modèle de l’index d’égalité professionnelle instauré en 2018, qui oblige les entreprises à publier cet indicateur de l’écart salarial entre les femmes et les hommes en leur sein. Avec quelques années de recul, peut-on dire que cet outil est efficace ?
Le bilan de l’index d’égalité professionnelle est catastrophique. Il n’a pas fait évoluer l’écart salarial, qui s’établit toujours à 28 %. Cet indicateur a été monté sur mesure pour que les entreprises échappent en quasi-totalité aux sanctions : 92 % d’entre elles affichent plus de 75 points sur 100. J’ajoute que cette problématique des seniors est imbriquée avec celle de la pénibilité…
Justement, le gouvernement a annoncé quelques aménagements sur certains critères de pénibilité retirés en 2017, à l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Cela va-t-il dans le bon sens ?
C’est très flou. Aucun des critères sortis en 2017 (postures pénibles, port de charges lourdes, vibrations mécaniques et risques chimiques) n’a été réintroduit dans le compte personnel de prévention (C2P). Certains d’entre eux sont renvoyés aux négociations de branche. Mais, en l’état, la loi ne change rien aux quatre critères qui avaient été sortis, et les seuils d’exposition restent très élevés. Résultat : le C2P ne bénéficie qu’à très peu de personnes, à hauteur de quelques milliers de départs anticipés seulement. Et seuls 25 % des bénéficiaires sont des femmes.
Pour quelle raison, selon vous ?
Les critères retenus sont indirectement discriminants pour les femmes car ils occultent une partie de la pénibilité des métiers à prédominance féminine, comme le port de charges lourdes en cumulé, par exemple. La pénibilité liée au travail avec des personnes est minimisée : quand il s’agit de porter des personnes, de travailler en permanence dans le bruit d’enfants, ces facteurs de pénibilité ne sont pas retenus au même niveau que le port de matériaux ou le bruit de machines.
Une partie de la pénibilité des métiers à prédominance féminine repose par ailleurs sur les charges émotionnelles. Les métiers féminisés sont très souvent en lien avec du public, des usagers en souffrance, dans le domaine du soin et du lien, par exemple. Une infirmière a sept ans d’espérance de vie de moins que le reste des femmes.
Depuis une dizaine d’années, on observe une baisse relative des accidents du travail dans le secteur industriel, parce que les luttes ont permis d’améliorer en partie la prévention de la pénibilité dans ces secteurs. En revanche, les accidents du travail explosent dans les secteurs féminisés, notamment dans les services à la personne. Et cette explosion reste totalement en dehors des radars.
Quelles mesures efficaces permettraient, selon vous, de réduire concrètement les inégalités entre les femmes et les hommes face à la retraite ?
Le premier objectif, la base de tout, c’est l’égalité salariale. L’égalité professionnelle réduirait les inégalités de pension. L’autre avantage est que cela dégagerait environ 6 milliards annuels de cotisations retraite supplémentaires pendant une quarantaine d’années. Soit exactement la période pour laquelle le gouvernement nous annonce un cataclysme financier. Réaliser l’égalité salariale, c’est simple : il suffit de sanctionner les entreprises qui discriminent.
Le second objectif est de lutter contre les temps partiels. Une loi a été votée en 2014 qui interdit les temps partiels de moins de 24 heures, mais elle n’est pas du tout effective en raison du grand nombre de dérogations. Il faut instaurer un système dissuasif de surcotisation pour tous les emplois à temps partiel, qui permettrait de faire rentrer de l’argent dans les caisses et de donner accès, pour celles qui sont sur ces postes, à des droits sociaux (chômage, retraite…) sur la base d’un temps plein.
Il faut aussi revaloriser les métiers féminisés, moins bien payés à qualification équivalente. Pour y parvenir, la puissance publique n’est pas démunie : bon nombre de ces emplois sont dans son giron, une bonne partie dans la fonction publique, une autre dans le secteur privé, mais avec des entreprises – des Ehpad privés par exemple – solvabilisées par l’argent public. L’État dispose de leviers d’action directs. Il est faux de dire que les pouvoirs publics ne peuvent rien faire et qu’il revient uniquement aux acteurs sociaux de régler la question.
Et la question du temps et de la durée de travail ?
Le temps des femmes n’est pas le même que le temps des hommes. Les femmes assument toujours 80 % des tâches domestiques, et cela joue à tous les niveaux : sur les temps partiels comme sur les interruptions de carrière pour avoir un enfant ou s’occuper d’une personne âgée dépendante. Nous disons qu’une politique féministe ne consiste pas à aligner les carrières des femmes sur celles des hommes. Déjà, la durée de carrière requise est parfois inaccessible à ces derniers : 32 % partent avec une carrière incomplète !
L’horizon ne peut donc pas être celui de l’allongement de la durée de travail mais, au contraire, celui de sa réduction. Celle-ci permettrait aux femmes d’accéder plus facilement à un temps plein, et aux hommes d’avoir du temps pour s’occuper de leurs enfants et de leur famille. La dernière grande réforme féministe en matière de droit du travail, c’était les 35 heures – même si on n’a pas assisté à une nette amélioration du partage des tâches domestiques.
Pour cela, il faut des réformes sociétales et une socialisation de ces tâches. À la CGT, nous militons pour aller plus loin avec la semaine de 32 heures. Il faudrait, en outre, revaloriser les minimums de pension. Aujourd’hui, 37 % des femmes retraitées et 15 % des hommes touchent moins de 900 euros nets de pension.
Début janvier, un sondage Ifop pour Politis indiquait que les femmes sont largement plus favorables que les hommes (de 14 points) à un retour à la retraite à 60 ans. Comment l’expliquez-vous ?
Ça ne m’étonne pas du tout car les femmes, à partir de 55 ans, sont très sollicitées pour prendre en charge les personnes âgées dépendantes et les petits-enfants. Il faut arrêter de dire que les retraités sont un coût pour notre société. 40 % des enfants de moins de trois ans n’ont pas de prise en charge par les services à la petite enfance : ni par une crèche ni par une assistante maternelle. Ces enfants, ce sont bien souvent les grands-mères qui s’en occupent. On va d’ailleurs sans doute le voir avec la grève de jeudi : comme beaucoup d’écoles seront fermées, les grands-parents vont devoir bosser.
Dans ce sondage, on observait également que les femmes sont bien plus déterminées que les hommes à se mobiliser contre cette réforme. Peut-on s’attendre à un mouvement social assez féminin, alors que les représentations de ce type de mobilisation restent assez masculines ?
En 1995, le mouvement contre le plan Juppé a interagi avec la très forte mobilisation du 25 novembre 1995 pour la journée contre les violences sexistes et sexuelles. En 2010, c’est la première fois que des arguments féministes ressortent aussi franchement dans le cadre d’une mobilisation contre les retraites. En 2019, contre la réforme Édouard Philippe, on passe un cap avec les Rosies et la manifestation du 8 mars 2020, dernière marche avant que le gouvernement abandonne sa réforme. On voit bien que ces enjeux féministes sont de plus en plus intégrés, visibles et appropriés dans les mouvements sociaux.
Le fait que les femmes soient opposées à un report de l’âge n’est pas nouveau. La question n’est donc pas celle de leur présence, mais de leur visibilité au sein de la mobilisation. Les secteurs les plus organisés, avec de forts taux de syndicalisation, sont en grande partie des secteurs à prédominance masculine. À l’inverse, le fait que 30 % des femmes soient à temps partiel pèse aussi sur leurs possibilités de mobilisation.
Une deuxième difficulté réside dans une vision limitative de la grève – erronée de mon point de vue, car alimentant une forme de grève par procuration –, qui ne serait efficace que si elle bloque le système de production. Comme les femmes sont plutôt concentrées dans les services, elles vont parfois minimiser l’impact de leur grève.
Une dernière chose complique leur mobilisation. Les métiers féminisés ayant une finalité sociale très forte, on observe une forme de culpabilité à se mettre en grève. Et c’est réel ! Si on arrête de travailler pendant un jour, qui va s’occuper des personnes dont on a la charge ? Arrêter une ligne de production, ça ne tue personne. Arrêter de prendre en charge des enfants, des personnes en difficulté sociale, des personnes âgées, cela peut avoir des conséquences lourdes. Il y a donc un frein très fort, du fait du sens de leur métier et de leur mission.
Le soir de l’intersyndicale, pour annoncer la première journée de mobilisation, la photo rassemblant les différents représentants syndicaux montrait presque exclusivement des hommes. N’est-ce pas problématique pour la visibilité des femmes dans les luttes sociales ?
Il ne faut pas minimiser les enjeux d’identification. C’est pour cela que l’écriture inclusive n’est pas un gadget, que la présence de femmes parmi les dirigeantes des premières organisations syndicales n’est pas seulement une question d’image. Si, comme à la CGT, on veut être un syndicat de classe et de masse, qui organise la lutte de la classe du travail contre le capital, il faut être capable d’organiser autant les femmes que les hommes, et donc de leur faire toute la place dans l’organisation. La question de genre est centrale, sinon les femmes – la moitié de la population – resteront les grandes oubliées.