Par Rachel Silvera,
La Cour suprême américaine a invalidé vendredi 24 juin 2022 l’arrêt dit Roe vs Wade qui, depuis 1973, accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays. Un effet différé du passage de Donald Trump à la Maison Blanche, responsable de la nomination de trois juges conservateurs au sein de cette juridiction, portant leur nombre à six, contre seulement trois juges progressistes.
Cette décision signifie qu’il revient de nouveau à chacun des cinquante Etats de décider s’il protège, ou non, le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Or, on estime qu’environ la moitié des Etats pourrait interdire l’avortement purement et simplement, ce qui représenterait une interdiction d’avorter pour 58 % des Américaines en âge de procréer !
Les femmes précaires, premières victimes
La fin de la jurisprudence Roe vs Wade est avant tout synonyme de danger pour la santé des femmes. Par exemple, nous expliquent Marie Slavicek et Eléa Pommiers, au début des années 1960, l’un des plus grands hôpitaux de Chicago prenait en charge chaque année plus de 4 000 femmes victimes d’un avortement clandestin bâclé dont les conséquences mettaient leur vie en péril…
Les trois quarts des IVG concernent les Américaines pauvres ou à faibles revenus,
appartenant le plus souvent aux minorités ethniques
Mais surtout, les femmes ne sont pas toutes égales face à la contraception et à l’avortement. Différentes études, citées par ce même article du Monde, montrent que les trois quarts des IVG concernent les Américaines pauvres ou à faibles revenus, appartenant le plus souvent aux minorités ethniques. Ces femmes n’ont généralement pas accès aux soins de santé, ni à un moyen contraceptif, et ne pourront certainement pas faire des centaines de kilomètres pour avorter. Qui plus est, les Etats qui risquent d’interdire l’IVG sont ceux qui offrent le moins de prestations sociales aux mères et aux enfants, renforçant ainsi les risques de pauvreté infantile…
Certes, la pilule abortive est une solution efficace, pour les grossesses de moins de dix semaines, mais rien ne garantit qu’elle ne devienne pas illégale dans ces Etats. Et encore faut-il en connaître l’usage ou avoir accès à Internet pour se la procurer. Ou encore pouvoir se rendre au Mexique où elle est en vente libre…
Autre solution souvent évoquée : se rendre dans l’Etat le plus proche où l’IVG est autorisée : une quinzaine d’Etats, notamment la Californie, ont renforcé le droit à l’avortement sur leur sol et s’engagent à le protéger. Mais pour les Américaines, cela se traduira par une explosion des distances à parcourir. En Louisiane, par exemple, des femmes qui ont en moyenne 60 kilomètres à faire pour se rendre dans une clinique auront plus de 1 000 kilomètres à parcourir pour avorter.
Le rôle des associations et des entreprises américaines
Dans les Etats ayant durci leur législation, certaines organisations, comme le Fund Texas Choice, accompagnent déjà les femmes aux revenus modestes en les aidant à financer les billets d’avion, l’essence, l’hôtel ou encore la garde d’enfants. Par ailleurs, certaines grandes entreprises américaines de la tech, des médias ou de la finance, comme Apple, ATT, Tesla, Starbucks ou Uber, ont déclaré vouloir prendre en charge les frais de déplacement de leurs salariées, si leur droit à l’IVG était remis en cause. Ainsi, « le plan santé de Netflix offre une enveloppe de 10 000 dollars (9 450 euros) tout au long de la vie, pour des traitements non couverts dans l’Etat de résidence. Amazon dit prendre en charge les déplacements de ses salariés à hauteur de 4 000 dollars par an ». Mais d’autres grands enseignes restent muettes, comme McDonalds, Coca-Cola ou Walmart, en raison des poursuites juridiques qu’elles pourraient subir dans les Etats interdisant l’IVG.
Les réactions contre cette décision ont été unanimes : des manifestations féministes ont eu lieu dans plusieurs pays, au moment où certains comme l’Irlande, la Colombie ou l’Argentine ont obtenu le droit à l’avortement, grâce à ces mêmes mobilisations féministes.
Mais, comme le souligne le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) dans son communiqué de presse du 24 juin 2022 : « 24 Etats dans le monde l’interdisent déjà totalement, tandis que d’autres restreignent sévèrement son accès, incitant les femmes à recourir à des avortements non sécurisés. Ainsi, chaque année, ce sont 47 000 femmes qui meurent des suites d’un avortement clandestin, soit une femme toutes les neuf minutes. »
De même, le collectif Avortement en Europe, les femmes décident, appuyé par de nombreuses associations féministes, notamment en France, appelle à une mobilisation nationale le 2 juillet 2022 et rappelle que ces droits sont déjà menacés en Europe, en particulier en Pologne, Hongrie et Slovaquie, et que des femmes ukrainiennes réfugiées en Pologne se voient interdire d’avorter.
Par ailleurs, le HCE fait également part de « son inquiétude quant aux dangers d’une production monopolistique de la pilule abortive, concentrée dans les mains d’un laboratoire pharmaceutique : Nordic Pharma, dont une partie conséquente des capitaux est maintenant américaine ». La pression des mouvements anti-IVG pourrait provoquer des ruptures de production ou d’approvisionnement. C’est pourquoi « le HCE recommande aux pouvoirs publics de faire retrouver à la France sa souveraineté en matière de production de la pilule abortive (…) en relocalisant la fabrication en Europe et le plus vite possible en France ».
Vers une constitutionnalisation du droit à l’avortement ?
Cette décision américaine a eu un fort retentissement en France, et rouvert l’opportunité de garantir définitivement le droit à l’IVG auquel près de 230 000 femmes ont recours chaque année.
C’est une bataille juridico-politique qui se joue, avec pas moins de deux propositions de loi pour inscrire le droit à l’avortement dans la constitution. L’une est à l’initiative de La France insoumise (LFI) et plus largement par les membres de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes), l’autre à l’initiative de La République en marche (LREM), soutenue par la Première ministre.
Lors du dernier quinquennat, deux propositions de loi visant à constitutionnaliser le droit à l’avortement avaient été rejetées,
notamment par la nouvelle présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet
Rappelons que, durant le dernier quinquennat, deux propositions de loi identique, initiées par les insoumis et des socialistes, avaient été rejetées, notamment par la nouvelle présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet… Et qu’Emmanuel Macron n’est pas non plus totalement favorable à cette constitutionnalisation du droit à l’IVG. Il lui avait déjà fallu deux ans pour porter la période où l’IVG est possible de douze à quatorze semaines d’aménorrhée.
Comme le rappelle la « Tribune » du JDD du 25 juin 2022, signée par 400 avocat.es pour constitutionnaliser le droit à l’avortement :
« Une chose est certaine, l’interdiction de l’avortement ne limitera jamais l’interruption volontaire de grossesse. Au contraire, l’interdiction et la pénalisation de ce droit entraîneront un nombre fulgurant d’avortements clandestins réalisés dans des conditions sanitaires précaires, dangereuses et indignes d’un pays démocratique. »
Si les réactions convergent toutes en France vers une constitutionnalisation du droit à l’avortement, ce changement ne sera pas un long fleuve tranquille : l’adoption de ce principe par les deux chambres n’est pas assurée – le Sénat, majoritairement à droite, risque de s’y opposer – et un référendum (ou un vote du Congrès du Parlement) peut être nécessaire… un choix hautement politique et non sans risque, mais ô combien nécessaire !
Article paru sur © Alternatives Economiques.