Parler d’égalité entre les femmes et les hommes, et même de féminisme, est très tendance dans le monde de l’entreprise. C’est ce que démontrent les ouvrages Chères collaboratrices de Sandrine Holin, et celui de Léa Lejeune, Féminisme washing.
Tout comme le green washing qui consiste, pour une entreprise ou un gouvernement, à tenir un discours écologique infondé pour vendre un produit ou pour obtenir un soutien, le « féminisme washing » est un moyen de masquer des faits discriminants, en communiquant sur des principes d’égalité, tout en se dédouanant de toutes mesures favorables à l’égalité réelle.
Aujourd’hui, le capitalisme récupère le féminisme. On pense à l’utilisation de slogans féministes dans le marketing, la publicité, le cinéma avec Barbie, ou directement comme marchandise, par exemple lorsque de tels slogans sont imprimés sur des T-shirts, comme celui de Dior « We should all be feminists », vendu à 620 euros.
On pourrait se réjouir de voir le féminisme toucher aujourd’hui un large public. Mais, chemin faisant, ce terme est vidé de son sens. Les slogans repris sont ceux qui jouent sur l’idée de pouvoir ou de fierté d’être une femme. C’est aussi un levier interne aux entreprises pour lesquelles les politiques d’égalité sont conditionnées à des objectifs et des critères de performance.
Le féminisme, nouveau levier de croissance économique
Beaucoup de rapports de l’OCDE ou de cabinets veulent montrer que l’égalité est un facteur de croissance, que cela permet aux entreprises d’être plus performantes. Le cabinet de conseil McKinsey & Company produit régulièrement des rapports très détaillés sur l’égalité et l’inclusion, affirmant que les entreprises les plus inclusives sont les plus rentables, le tout agrémenté de nombreux chiffres et d’enquêtes.
En réalité, aucune étude ne prouve le lien de causalité entre présence des femmes et performance économique. En tout cas, les corrélations établies ne sont pas des causalités, comme l’avaient montré dès 2010 Jacqueline Laufer et Marion Paoletti dans la revue Travail, genre et sociétés.
Surtout, « cette marchandisation de l’égalité » pourrait remettre en cause toute politique d’égalité si, rappelle à juste titre Hélène Périvier dans son livre Economie féministe, on s’apercevait que les femmes ne sont plus performantes.
L’idée de conditionner l’égalité à la performance économique présente donc un risque fort, surtout dans un contexte de crise économique, parce qu’il peut y avoir un retour en arrière sur ces questions. Et surtout, c’est nier qu’il s’agit avant tout d’un droit fondamental, et non d’un supplément d’âme ou d’un outil managérial.
Démarches individualistes
Par ailleurs, depuis quelques années, l’entreprise s’empare du féminisme comme enjeu de communication autant qu’outil de management.
L’une des pionnières a été, au milieu des années 2010, la codirigeante de Facebook, Sheryl Sandberg. Elle a en effet été l’une des premières cheffes d’entreprise de cette envergure à s’assumer en tant que « féministe ».
Malheureusement, comme l’explique Sandrine Holin, en projetant le féminisme dans l’entreprise, Sheryl Sandberg l’a aussi vidé de sa substance. Pour cette dernière, l’enjeu principal est la prise de conscience des femmes les plus privilégiées, afin d’obtenir l’égalité salariale. En aucun cas ce combat est celui de toutes les femmes en entreprise, si ce n’est en faisant le très audacieux pari d’un « ruissellement féministe » des combats de femmes dirigeantes vers les moins qualifiées.
De plus, les grands groupes et multinationales promettent de mettre à bas les discriminations et de valoriser les femmes dans la prise de décision en brandissant un nouveau concept : l’empowerment. Appliqué au monde de l’entreprise, cet anglicisme intraduisible en français désigne un désir d’émancipation construit autour d’une ambition personnelle : celle de se voir octroyer plus de pouvoir afin d’agir dans la prise de décision.
Il s’agit donc d’un concept, plutôt tourné vers des aspirations individuelles d’autorité et de commandement éloignées des luttes féministes et des enjeux collectifs de l’égalité. Il sert de prétexte au développement de tout un secteur d’activité en ressources humaines basé sur la sensibilisation aux stéréotypes, les formations au leadership, la confiance en soi, la prise de parole en public ou le coaching et le mentorat…
Vers un « féminisme néolibéral »
En se référant aux travaux de Michel Foucault, Sandrine Holin rappelle que le néolibéralisme est un ordre normatif qui « fait de l’individu l’entrepreneur de lui-même ». Selon elle, « le féminisme néolibéral crée une nouvelle subjectivité féminine, celle d’une entrepreneuse gérant sa vie comme une entreprise ». Au combat collectif se serait ainsi substituée une logique entrepreneuriale intime qui résonne avec les mythes de la start-up nation.
Les stéréotypes de genre constituent un levier essentiel de cette approche du féminisme néolibéral : ils permettent d’analyser les inégalités à moindres frais, en les faisant reposer sur ces présupposés intégrés à chacun, et non sur des données structurelles.
Les mots ont un sens, et il sera plus souvent question de « sexisme » que de « patriarcat » ou de « domination masculine » pour dénoncer des comportements individuels et non un système. Cela repose, au fond, sur une approche individuelle et non collective et structurelle des inégalités de genre.
C’est aussi ce que démontre Léa Lejeune : la troisième vague du féminisme autour de #MeToo a porté la voix de femmes et permis l’expression de choix et de volontés individuels, mais n’a pas incité à de réelles actions collectives.
Les dégâts du féminisme washing
La journaliste ose nommer et condamner des entreprises comme Publicis, Uber et McDonald’s, ou encore IBM, la Caisse d’épargne Ile-de-France et BNP Paribas. Ces entreprises sont en général très douées pour afficher une politique d’égalité. Elles ont même, parfois, des accords égalité professionnelle et des bonnes notes à leur index égalité.
Cela ne les empêche en rien de perpétuer des pratiques défavorables à l’égalité, avec des cas dénoncés de harcèlements sexuels ou des condamnations pour discrimination salariale, comme nous l’avons montré pour BNP Paribas.
Reprenons l’exemple de Publicis, qui se veut une entreprise exemplaire en matière d’égalité. C’est en effet l’une des plus féminisées de France, avec un conseil de surveillance à parité, un tiers de femmes dans son comité exécutif et 36 % parmi le top 100 des cadres.
Mais le #MeToo de la pub a pointé en 2019 des propos et attitudes sexistes d’un de ses dirigeants. En matière d’égalité, les efforts au sommet de l’entreprise ne suivent pas au niveau des agences, où les femmes ne représentent que 12 % des directions.
Le 28 juin 2023, l’entreprise a été condamnée par la cour d’appel de Versailles à verser 500 000 euros de dommages à une salariée pour discrimination en raison de son sexe et de ses grossesses. Au fur et à mesure des trois grossesses de cette salariée, Publicis l’avait dépossédée des dossiers les plus intéressants et rendu ses conditions de travail insupportables, jusqu’à un licenciement abusif.
« Egalité élitiste »
La politique salariale de Publicis, enfin, est loin d’être transparente. Il est seulement prévu des entretiens pour les femmes estimant être moins rémunérées que leur collègue masculin sur des postes équivalents, sans mesure structurelle de rattrapage, sans indicateur de promotion pour favoriser les déroulements de carrière…
Bref, des intentions sans mesures concrètes – si ce n’est, évidemment, un volet conséquent dédié à la sensibilisation aux stéréotypes sexistes, des formations ou de nombreux débats internes sur le sexisme…
Ces tendances ne sont pas récentes. Elles prennent néanmoins une tournure nouvelle. Elles renvoient à ce que la sociologue Sophie Pochic avait qualifié « d’égalité élitiste », à savoir des dispositifs qui s’adressent à ces femmes pour qui l’égalité se résume à la parité au sommet.
C’est aussi le sens que prennent les politiques publiques en matière d’égalité, au travers des derniers dispositifs comme l’index égalité ou la loi Rixain sur les femmes dans la prise de décision, que nous avions notamment déjà eu l’occasion de dénoncer dans un article de L’Economie Politique.
A quand des vraies mesures structurelles en faveur de toutes les femmes qui subissent précarité, bas salaires et galères ? Il y a de quoi se mobiliser collectivement, en s’appuyant notamment sur les syndicats, pour qu’enfin l’égalité se conjugue au féminin pluriel !
Retrouvez la chronique régulière de Rachel Silvera, maîtresse de conférence à l’université Paris Nanterre sur le site @AlternativesEconomiques https://www.alternatives-economiques.fr/rachel-silvera/capitalisme-recupere-feminisme/00107947