La victime se bat depuis 10 ans contre son employeur et le harceleur, tandis que ce dernier poursuit sa carrière tranquillement.
Des méandres procéduraux
En juin 2014, Aurélie, inspectrice à la direction générale des douanes, alerte sa hiérarchie sur le harcèlement moral et sexuel qu’elle subit depuis l’arrivée d’un nouveau chef de section, en septembre 2013. C’est le point de départ de près de 10 ans d’un entrelacs de procédures, internes à l’administration, puis devant les juridictions administratives et pénales.
C’est aussi le début de l’expérience, pour elle, d’une cuisante injustice : son employeur, le ministère des finances et des comptes publics, n’aura de cesse de nier ses droits, tandis que celui qu’elle met en cause poursuivra sa carrière comme si de rien n’était, évoluant sur des postes prestigieux, sans qu’aucune mesure ne soit prise le concernant, même à titre conservatoire.
En janvier 2015, Aurélie demande la reconnaissance de deux accidents de service à son administration, ainsi que le bénéfice de la protection fonctionnelle. Tout lui sera refusé. Elle sera donc contrainte de saisir le tribunal administratif de Montreuil, à ses frais.
Le 9 septembre 2016, constatant qu’elle ne peut compter sur son employeur pour que ses droits soient respectés, elle porte plainte contre celui qui est, alors, son ancien supérieur.
Dans un jugement du 9 décembre 2016, le Tribunal administratif dédouane l’administration du harcèlement moral, mais reconnaît le harcèlement sexuel, en se basant… sur le rapport d’une enquête administrative diligentée par le ministère :
« Considérant que, pour soutenir qu’elle a été victime de harcèlement sexuel, [Aurélie] fait valoir que son chef de division, M. M., a tenu à son égard des propos grivois, en faisant de façon régulière des allusions à sa qualité de fumeur1 ; qu’il ressort notamment du rapport de l’enquête administrative que le double sens des termes employés « constituait pour son auteur un sujet de plaisanterie récurrent », et que ses interlocuteurs en percevaient la connotation sexuelle et le caractère « parfaitement inapproprié » ; qu’il est également établi que ces propos étaient tenus en public ; que si la régularité et la fréquence des allusions grivoises ne sont pas établies, il ressort du même rapport que celles-ci ont été faites à plusieurs occasions ; que ces propos, tenus en public par son supérieur hiérarchique, alors qu’il ressort des pièces du dossier que la prise de fonctions de celui-ci a été source de tensions et de pression pour ses subordonnés, ont créé à l’encontre de [Aurélie] une situation intimidante, hostile ou offensante ; que le harcèlement sexuel est établi ».
Aurélie interjette appel de cette décision, l’estimant mal fondée sur le volet « harcèlement moral ».
Suite à la plainte pénale d’Aurélie, M.M est renvoyé devant le Tribunal correctionnel de Bobigny. Après trois (oui vous avez bien lu : trois) jours d’audience particulièrement éprouvants pour Aurélie, assistée par Me Vignola, M.M. est relaxé, le 22 janvier 2020, de l’ensemble des charges qui pesaient contre lui. Le ministère public, ainsi qu’Aurélie, font appel de cette décision.
Retour à la procédure administrative : le 15 juin 2020, la Cour administrative d’appel de Paris déboute Aurélie de l’ensemble de ses demandes, et fait droit à un appel du ministère pourtant intervenu hors délai. Elle se pourvoit en cassation devant le Conseil d’Etat.
L’audience du Conseil d’Etat a lieu le 13 avril 2022. Entre temps, la Cour d’appel de Paris (volet correctionnel, dirigé contre le harceleur, personnellement), a, dans un arrêt du 22 février 2022, confirmé la relaxe de M.M. du chef de harcèlement sexuel, mais l’a infirmée pour ce qui est du harcèlement moral et l’a condamné à la peine de 6 mois d’emprisonnement avec sursis, ainsi qu’à verser à Aurélie la somme de 15 000 euros au titre de son préjudice moral, 6 000 euros au titre de la perte de gains professionnels et de l’incidence professionnelle et 10 000 euros au titre des frais de justice.
Par conséquent, lorsque l’audience du Conseil d’Etat a lieu, celui-ci est tenu par l’autorité de la chose jugée au pénal2. et est obligé de prendre le harcèlement moral pour acquis. Le Conseil d’Etat casse donc l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles en ce qu’il déboute Aurélie de ses demandes au titre du harcèlement moral. Il le casse également du fait de l’irrecevabilité de l’appel (trop tardif) du ministère sur le volet « harcèlement sexuel », qui est donc devenu définitif, et renvoie l’affaire devant la Cour administrative d’appel de Versailles.
1: Plus précisément, de fumeur de pipe, note des rédactrices.
2: Mais, subtilité : la juridiction administrative est liée par une décision pénale de condamnation (en l’occurrence, pour harcèlement moral), mais pas, ou seulement à certaines conditions, par une décision pénale de
relaxe (en l’occurrence, pour harcèlement sexuel).
En résumé :
Au plan administratif, Aurélie a obtenu gain de cause sur la protection fonctionnelle relative au harcèlement sexuel. La CAA de Versailles ne pourra faire autrement que de lui donner gain de cause sur la protection fonctionnelle relative au harcèlement moral.
Au plan pénal, elle est reconnue victime de harcèlement moral, mais pas de harcèlement sexuel. La procédure pénale a été définitivement close par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 31 janvier 2023, rejetant le pourvoi de l’ancien supérieur hiérarchique.
Tout (ou presque) vient à temps à qui sait attendre (très longtemps).
Du côté du ministère des finances et des comptes publics…
Le combat d’Aurélie (et de bien d’autres) ridiculise les déclarations d’intention et l’auto-proclamation féministe des administrations et du ministère, ressassés chaque 8 mars et 25 novembre, alors que l’administration continue d’alimenter une culture du viol.
M.M. a tranquillement continué de dérouler sa carrière de cadre supérieur, enchaînant les postes aux douanes et distinction honorifique en Polynésie (chevalier de l’ordre de Tahiti Nui). Récompensés par de belles breloques, les cadres supérieurs qui harcèlent ou discriminent : cela va finir par devenir une tradition douanière… Il n’a jamais été inquiété pour les violences commises à l’encontre d’Aurélie et il se pourrait qu’il ait, lui, bénéficié de la protection fonctionnelle.
Aurélie a quant à elle été ostracisée, dénigrée, mise au placard dans un bureau sans ordinateur et sans siège de bureau pendant plusieurs mois et, au final, « exfiltrée » de la direction générale, ou plutôt poussée vers la sortie pour s’en débarrasser. Sa parole n’a jamais été prise au sérieux.
Son long périple devant les instances pénales et administratives pour faire reconnaître son statut de victime, s’est fait sans que l’administration daigne lui accorder la protection fonctionnelle qu’elle avait demandée.
Pendant 8 ans, depuis sa saisine du tribunal administratif de Montreuil en juin 2015, c’est donc sur ses deniers personnels qu’Aurélie a dû affronter le long parcours de la combattante devant la justice, ce qui représente plus de 45 000€ financés par des emprunts. Une somme si colossale qu’Aurélie a par 2 fois failli abandonner les procédures. Ce sont l’AVFT dans un premier temps sur la procédure administrative et la CGT dans un second temps sur la procédure pénale qui, en faisant jouer la solidarité, permettront à Aurélie d’aller au bout de ce parcours.
Et c’est donc bien cette solidarité qui a mis en échec la stratégie du harceleur et de la direction générale, celle de l’étouffement financier de la victime.
Cette belle victoire est d’abord celle d’Aurélie et de son opiniâtreté à obtenir justice.
Mais pour Aurélie, pour la CGT et pour l’AVFT, cela n’est pas terminé :
Aurélie doit affronter une dernière audience devant la Cour administrative d’appel de Versailles.
La direction générale des douanes doit enfin reconnaître ses erreurs et accorder la protection fonctionnelle à Aurélie, sans attendre cette dernière audience, afin de prendre en charge ses frais de justice, ses frais médicaux et dédommager le préjudice professionnel qu’elle a subi depuis septembre 2013.
La Direction des douanes doit enfin ouvrir une procédure disciplinaire contre son harceleur et dans l’attente de son aboutissement, suspendre ce cadre douanier.
Alors qu’un cycle de négociation doit s’ouvrir dès le 24 mars 2023 sur le 4ème plan égalité Femmes / Hommes à Bercy, le ministère serait bien inspiré d’envisager une révolution culturelle des directions d’administration et du ministère pour que la lutte contre les violences sexistes et sexuelles soit enfin à la hauteur de ce qu’attendent les victimes et celleux qui les soutiennent. En tout état de cause, Aurélie doit recevoir des excuses de son administration.
Paris, le 14 février 2023
CGT Finances, CGT Douanes, UFSE-CGT et AVFT