Chronique par Rachel Silvera via Alternatives Economiques « Les mères en solo sont sous l’eau » : ce titre excellent vient de Libération qui leur a consacré un grand dossier, le 14 mars 2024, car enfin, on parle des mères en solo. Or, ce n’est pas un « devoir de visite » pour les pères, proposé par Emmanuel Macron, qui va permettre de résoudre leurs problèmes. Il faut tenir compte de leur complexité et de leur ampleur.

Aujourd’hui, en France, une famille sur quatre est une famille monoparentale – dans 82 % des cas des mères en solo – alors qu’elles n’étaient que 10 % dans les années 1970. Souvent invisibilisées, elles ont parfois fait la une : il y a maintenant cinq ans, elles ont occupé l’espace médiatique et les ronds-points parmi les gilets jaunes, avec Ingrid Levavasseur, mère célibataire, l’une des figures du mouvement qui pointait les fins de mois difficiles et la précarité des femmes seules.

Si à l’époque, Emmanuel Macron avait encensé ces « mères courages », elles ont été au contraire montrées du doigt, comme « incapables de tenir leurs enfants », lors des émeutes à la suite du décès de Nahel Merzouk, en juin 2023.

Ces mères en solo sont au croisement des enjeux de lutte contre la précarité, d’insertion professionnelle et d’égalité entre les femmes et les hommes. La plupart du temps, on ne traite que leur précarité face au risque de pauvreté monétaire, sans s’attaquer aux causes structurelles de celle-ci, ni aux inégalités de genre. Mais depuis quelques mois, il semble que le sujet prenne de l’ampleur.

Un rapport de la délégation des droits des femmes du Sénat est sorti en mars 2024, précédé d’un important état des savoirs commandité par la Caisse des allocations familiales (Cnaf), publié fin 2023 à La Documentation française et dirigé par les sociologues Marie-Clémence Le Pape et Clémence Helfter.

Une proposition de loi transpartisane (de tous les partis politiques à l’exception du RN) est en cours et a été présentée lors d’une conférence à l’Assemblée nationale le 8 mars 2024, en présence de nombreuses mères en solo. Enfin, le Premier ministre a missionné la députée Fanta Berete et le sénateur Xavier Iacovelli pour élaborer des mesures concrètes d’ici à l’été 2024…

Précarité structurelle et multidimensionnelle

L’état des savoirs sur les familles monoparentales, et à sa suite, le rapport du Sénat, mettent en évidence à quel point les familles monoparentales, et tout particulièrement les mères isolées, sont exposées à un cumul sous-estimé d’inégalités et de difficultés : inégalités de genre, niveau de vie inférieur, privations matérielles et sociales, difficultés d’emploi, de logement, de mode de garde, etc.

Une étude de France Stratégie et de l’Ined, sortie en janvier 2024, montre une baisse nettement plus importante du niveau de vie des mères isolées par rapport aux pères en solo : l’année de la séparation, les enfants résidant chez leur mère voient leur niveau de vie baisser de 25 % et de 11 % s’ils résident chez leur père.

De fait, la pauvreté est nettement plus fréquente : si le taux de pauvreté des enfants vivant avec leurs deux parents est de 15 %, il passe à 22 % pour les enfants vivant avec leur père, mais surtout à 46 % lorsqu’il s’agit de la mère. Selon l’Insee, « le reste à vivre », une fois les dépenses de logement écartées, est de 1 780 euros pour les couples avec enfants et de 950 euros seulement pour les mères isolées.

La précarité concerne aussi l’accès au logement : 40 % des enfants vivant avec leur mère sont dans des logements sociaux, contre 12 % pour l’ensemble des enfants. Fait majeur, leur accès à l’emploi est plus difficile : selon une étude de l’Observatoire français des conjonctures économiques de 2021, les mères en solo sont davantage au chômage que celles en couple (17,2 % versus 8,3 %), sachant que beaucoup d’entre elles renonçant à rechercher un emploi, par découragement, basculent ainsi dans l’inactivité.

Les mères isolées sont également plus souvent en CDD (16,7 % versus 11,2 %). Si elles ne sont pas davantage à temps partiel que les mères vivant en couple (28,7 % contre 31,6 %), elles déclarent plus souvent qu’il s’agit d’un temps partiel subi (dans 40 % des cas contre 22 % pour les mères en couple).

Une majorité d’entre elles est concentrée dans des emplois peu qualifiés et mal payés. Il s’agit notamment du secteur du nettoyage et de l’aide à domicile, souvent proposés à temps partiel, ce qui les expose à la pauvreté laborieuse, puisque le fait de travailler ne leur permet pas de dépasser le seuil de pauvreté.

Leurs horaires de travail sont décalés, elles travaillent davantage en horaires alternants et le week-end. La plupart du temps, les modes d’accueil obtenus ne correspondent pas à leur temps de travail et à leur besoin de flexibilité. D’où une tendance à se retirer partiellement ou totalement du marché du travail.

Enfin, les parcours de vie sont différenciés entre mères et pères en solo : les pères en solo, qui ne représentent que 18 % de ces familles ont moins souvent la responsabilité parentale exclusive et ont des situations d’emploi et de logement stabilisées. Ils bénéficient aussi d’une aide de l’entourage nettement plus importante.

L’ambivalence des politiques publiques

Selon l’état des savoirs commandité par la Cnaf, les politiques publiques ont tendance à sous-estimer les coûts réels de la monoparentalité. Aux coûts économiques qui pèsent sur ces familles, s’ajoutent des « coûts temporels » (difficultés pour trouver un emploi ou de s’y maintenir et rétrécissement du réseau de sociabilité…) et parfois psychologiques (sentiment de solitude). Cette sous-estimation se reflète dans les règles de calcul des pensions alimentaires et dans tous les outils statistiques qui surestiment le niveau de vie de ces familles.

Par ailleurs, du fait du poids du modèle « maternaliste », une injonction contradictoire pèse sur ces familles, et notamment les mères en solo : entre les dispenser de travailler du fait de leur rôle prioritaire auprès de leurs enfants ou au contraire une injonction à (re)travailler.

Progressivement, depuis les années 1970, les politiques « d’activation » portées par les institutions européennes vont voir le jour en France : il s’agit alors de les inciter à participer « activement » au marché du travail, plutôt que de leur fournir un revenu sans contrepartie.

Cette injonction à l’emploi est désormais bien plus forte pour les mères isolées et on peut reprendre ici la formule proposée par l’économiste Hélène Périvier : « Travaille ou marie-toi » ! Mais globalement ces politiques ont eu peu d’effets sur l’emploi des parents isolés, si ce n’est de les exposer davantage à du sous-emploi subi.

Quelles pistes d’action ?

Différentes propositions, dont voici les principales, émergent de la Délégation des droits des femmes du Sénat, de la proposition de loi transpartisane ou encore de la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF).

Un premier registre de mesures porte sur leur accès à l’emploi : outre la mise en place de dispositifs d’accompagnement en entreprises des familles monoparentales (meilleur suivi professionnel, doublement des jours de congé enfants malades, etc.), le développement de dispositifs d’aide à leur insertion professionnelle doit être renforcé.

Et surtout, l’accès à des modes de garde des enfants est central, car pour une majorité des familles, c’est le frein principal à l’accès à un emploi décent. Le rapport de la Cnaf rappelle que les mères isolées ne bénéficient d’aucune priorité dans l’accès aux services d’accueil, même si depuis 2016, des crèches dites Avip (à vocation d’insertion professionnelle) existent, cela reste marginal (2 000 personnes seulement en bénéficient).

Un second registre de dispositifs concerne la précarité financière des mères en solo. Pour cela, une révision du système sociofiscal est nécessaire : pour la FNCIDFF, il s’agit tout d’abord de verser une allocation familiale dès le premier enfant, sous condition de ressource ; d’exclure les pensions alimentaires et l’allocation de soutien familial (ASF versée en cas de pensions alimentaire impayées) du calcul du RSA ; de réviser le montant des pensions alimentaires perçues et de les défiscaliser (rappelons que les pensions versées sont, elles, défiscalisées) ; de maintenir et revaloriser l’ASF (désormais à 187,26 euros) même après une remise en couple…

De plus, le Haut conseil à la famille est favorable à exclure les pensions alimentaires du système fiscal et du calcul de prestations sociales et d’aides au logement : il arrive que des mères en solo qui perçoivent une pension alimentaire voient leurs revenus disponibles baisser car elles perdent certaines prestations.

Portrait de Rachel Silvera en dessin
Rachel Silvera Maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre