Je m’appelle Nelly et je suis infirmière depuis 2004 en unité d’admission psychiatrie adulte au CHS du Jura. En 2016, j’intègre l’équipe du syndicat du personnel CGT du CHS du Jura, je suis titulaire au CHS-CT.
En juin 2018 : Un vendredi, nous faisons l’admission d’un patient. Jusqu’à présent, jamais je ne suis sentie personnellement mal à l’aise au contact de l’un d’eux. Le week-end arrive, je travaille de matin, je suis avec mon une équipe fixe, nous nous connaissons parfaitement bien. Avec ma collègue, je fais la toilette de cette personne et la réfection de pansements de soins d’escarre. Très rapidement, je ressens un malaise, quelque chose me dérange et m’obnubile : son odeur. Les deux journées sont laborieuses, je sens l’odeur du patient dès mon entrée dans le service alors que celui-ci reste dans sa chambre à l’étage. J’ai l’impression que celle-ci m’envahit, je suis submergée. Les jours qui suivent, je réalise que cette odeur je l’ai déjà sentie. C’était il y a très longtemps, enfant, mon agresseur portait la même.
Des brides de souvenir reviennent. Je déclare une angine à streptocoque, dix jours de traitement antibiotique, j’en perds le son de ma voix.
Le soir, une fois allongée dans mon lit, l’enfer s’installe : des mots dans ma tête, des visions de scènes d’horreur que j’ai vécues.
Je vis une levée d’amnésie traumatique, mais je ne peux encore pas mettre de mots dessus.
L’amnésie traumatique se crée lorsqu’une personne subit un choc d’une telle violence, que le cerveau se déconnecte pour se protéger. La personne est en état de sidération. Cela explique notamment qu’une femme n’ait pas de réaction alors qu’elle subit par exemple un viol.
La levée de cette amnésie se fait à l’occasion d’un stimulus extérieur qui va raviver la mémoire du traumatisme. Pour mon cas, ça a été l’odeur. Ce peut être, une situation, un son, une musique, un événement, un rêve récurrent, une couleur, un geste etc.
Juillet, le patient est toujours présent. Je parle à mon équipe de ce qu’il se passe pour moi, ils prennent le relais. Un jour, le médecin du service, me dit : « Nelly, tu viens, on va voir le jeune, sa famille est là ». Nous venions de faire l’entrée d’un jeune homme de 18 ans, sans me poser aucune question, j’emboîte le pas au médecin. Une fois arrivée à l’étage, celui-ci tourne à gauche et non à droite comme je le pensais. En réalité, nous allons dans cette chambre où je ne pouvais plus mettre les pieds. Je prends sur moi. La situation est intenable, je suis enfermée avec le médecin, le patient et la famille. L’odeur me dégoûte, je recule sans m’en rendre compte et me retrouve contre la porte, mon visage transpire la stupeur. Le médecin s’en rend compte, il abrège l’entretien. Nous sortons, il me dit :
« Mais enfin, Nelly, qu’est-ce qu’il se passe ? ». Je m’effondre au milieu du couloir, nous entrons dans un bureau, je n’arrive pas à lui verbaliser mon mal, les maux ne sortent pas. Nous prenons le temps nécessaire pour que je m’apaise puis j’arrive à exprimer en quelques mots ce qu’il se passe. Il me conseille de ne surtout pas rester comme ça, de consulter urgemment.
L’été est là, je pars en vacances, je pense que cela va suffire.
Septembre, octobre, novembre… au syndicat nous préparons les élections professionnelles de 2018, le temps passe à cent à l’heure. Pourtant, le soir, je m’endors de plus en plus tard. Mes symptômes flambent. En décembre, alors que nous faisons 68 % aux élections et que l’heure est à la fête, mon état se dégrade. Je veux tenir encore pour les collègues, les vacances de Noël approchent et nous sommes en effectif sécurité dans le service. En salle de pause, sur un magazine, je lis que le film « les chatouilles » sort au cinéma, il y a un article sur les femmes victimes de violences sexuelles. Devant ces mots, écris noir sur blanc, je m’effondre mais il faut encore tenir un peu, alors pas le choix, je me ressaisis.
Début d’année, je ne dors plus avant 1h du matin, je pleure sans cesse. À la rentrée, je décide de contacter par téléphone une psychologue du pole pour qu’elle me conseille un confrère ou une consœur. Nous restons une heure au téléphone, je suis au plus mal. Je dois prendre le travail à 12h18 très exactement, alors que j’arrive sur le parking pour me garer, elle sort de l’unité. Elle m’aborde et je fonds en larmes, honteuse. Je ne peux plus aller au travail, j’ai atteint le maximum de ce qu’il m’était possible de faire. Devant ma détresse, elle prend rdv pour moi chez son mari psychiatre.
Le 7 janvier 2019, je suis arrêtée, commence le parcours du combattant. Mise en place d’un traitement, trouver la bonne molécule, la bonne posologie …
Je fais des recherches sur ce que je suis en train de vivre, je dois comprendre à tout prix. Je lis, notamment, le « livre noir des violences sexuelles », écrit par Muriel Salmona. C’est grâce à elle que je mets un mot sur ce que je vis. Je suis infirmière en psychiatrie, et je me rends compte avec désarroi que même nous, dans le milieu de santé, nous ne sommes pas formés. La grande majorité des personnes que nous accueillons ont été victimes, certaines sont des agresseurs, et nous n’y connaissons rien ! Le nom et le visage de nombreux patient vient m’envahir, comme pour rajouter des pierres dans mon sac à dos.
Au bout que quelques mois, je passe en longue maladie. Devant des idées suicidaires actives, j’appelle mon psychiatre qui m’envoie les pompiers, je suis admise aux urgences psychiatriques, vers des collègues. Je suis vue par une psychiatre avec qui j’ai travaillée. Elle me propose une hospitalisation dans une clinique spécialisée, qui prend en soin les personnelles soignants. Je reste un mois.
Je réfléchis, je repense aux conditions de ma levée d’amnésie traumatique, sur mon lieu de travail. Je me rapproche du service DRH, je demande une reconnaissance en accident de service. Je vais devoir passer en commission de réforme. La DRH m’envoie fin 2019 chez un expert psychiatre. Son bureau ressemble à un musée malfamé avec des statuettes de femmes nues posées un peu partout. Je m’assieds. Il me pose une première question : « âge des premières règles », je réponds. Il me pose une deuxième question : « âge du premier rapport sexuel », je m’effondre. Je suis devant un homme, soit disant professionnel, qui connaît mon dossier et qui va m’enfoncer durant une heure. Il finira par me dire que non, ce n’est pas un accident de service et que pour lui je suis incapable de reprendre mon travail à temps partiel thérapeutique et qu’il me collerait encore 6 mois d’arrêt. Je ressors de ce rendez-vous, la colère dans les tripes, les yeux globuleux d’avoir trop pleuré, la guerre est déclarée !
Fin décembre 2019, je demande un RDV auprès de la directrice des soins. Je lui raconte mon histoire et demande la mise en place d’une formation au CHS du Jura sur le syndrome de stress post-traumatique, elle accepte.
Janvier 2020, je reprends le travail en hôpital de jour adulte à temps partiel thérapeutique, 50%. La COVID fait son entrée, nous y sommes confrontés alors même qu’aucune mesure n’a encore été prise. Certains collègues sont à cran devant toutes les incertitudes auxquelles nous devons faire face. L’hospitalisation de jour ferme ses portes mais nous continuons à prends en soin les patient·es par téléphone. Je me sens préservée car je travaille peu. Mon dossier pour la commission de réforme est sans cesse repoussé car celle-ci est annulée de mois en mois.
J’ai une date pour la commission de réforme, vient le moment où enfin, je vais pouvoir me faire entendre. Je demande à être accompagnée par le représentant syndical CGT. J’ai préparé ma prise de parole, le médecin de mon unité à fait écrit un témoignage à mon intention. Mon tour arrive, je rentre dans la salle. Nous sommes dans le cliché parfait : 4 hommes et une secrétaire… Je ne me démonte pas, je demande la parole, j’explique les conditions de mon expertise, je raconte mon histoire, c’est émotionnellement difficile. Médusé, mon camarade ne prend pas la parole. Les membres de la commission de réforme n’ont jamais eu à traité un dossier comme le mien, ils ne peuvent donner une réponse tout de suite, je serai informée de leur décision par le service Direction des Ressources Humaines (DRH) de mon établissement.
La décision se fait attendre … elle arrive avec comme surprise, un avis ni favorable, ni défavorable. La direction n’a jamais vu ça. Alors que faire ? « Il faut tout recommencer Mme Vorillion » …
Je dois repasser une expertise, mais cette fois-ci, je prends les devants, je n’irais pas chez un pervers, il me faut quelqu’un de professionnel, qui connaisse son sujet ! La secrétaire de la commission de réforme demande à mon psychiatre vers qui je peux être reçue. J’irai à Besançon, chez le psychiatre référent de la CUMP 25 (Cellule d’Urgence Médico Psychologique). L’entretien se déroule bien, l’homme en face de moi est bienveillant, il sait de quoi il parle. Il me demande d’argumenter ma demande d’accident de service. Je lui explique, que si un soignant a une boiterie (donc une pathologie existante) et qu’il trébuche dans l’escalier et se casse une jambe, il sera reconnu sans problème en accident du travail. Alors pourquoi, il n’en serait pas de même dans mon cas ?
La question à laquelle il doit répondre est la suivante : une levée d’amnésie traumatique sur le lieu de travail peut-elle être reconnue en accident de service ? Deux semaines plus tard, il répond par la positive. Enfin, je me sens entendue. En mai 2021, le directeur de mon établissement suit l’avis positif de la commission de réforme, et je suis officiellement reconnue en accident de service.
La bataille a été rude, seulement, ce n’est que comme cela que les choses avancent pour nous et pour les autres.
J’ai été entourée et soutenue par ma famille, mes amis-es, mes collègues. Mes animaux aussi ont été une véritable ressource pour moi.
Il y a eu bien entendu des détracteurs, toujours dérangés par les positionnements que peuvent prendre certaines femmes. Je les ai laissé ronger leur os.
Fin 2021, j’ai repris mon travail dans l’unité d’admission où j’ai eu mon accident de service. J’ai rechuté 6 mois en 2022. Je suis un traitement par EMDR (psychothérapie de la mémoire traumatique). Les soins sont longs et souvent douloureux.
Ma vie syndicale a changé, l’ancien secrétaire est parti, celui qui lui succède a été nommé faute de candidat, mais c’est celui qui a le plus d’expérience. Jusqu’à présent, je m’entends bien avec lui et le fréquente même sur l’extérieur. Les mois passent, les élections professionnelles sont là de nouveau, tout le monde travaille d’arrachepied. Nous faisons un score de 66 %. L’heure devrait être à la fête mais nous, les femmes, nous rions jaunes. Manipulations, mensonges, insultes, dénigrements, le nouveau secrétaire a pris le melon. Le soir des élections, il prend l’excuse d’une poussière sur ma robe pour toucher ma poitrine. Je lui dis de ne pas me toucher, le camarade à côté lui dit qu’il ne faut quand même pas dépasser les bornes. En janvier 2023, devant ces violences et son comportement envers certaines femmes au syndicat, je décide de saisir les statuts de notre syndicat. En avril 2023, nous votons à l’unanimité pour la suspension pour une durée indéterminée de l’ensemble de ses mandats. Il fera l’objet d’une enquête administrative, où le camarade, très courageux dira qu’il n’a rien vu le soir où ce porc a touché mes seins.
Être une femme est un combat. J’ai décidé de ne rien lâcher, pour autant, je ne souhaite pas mettre cette bataille au centre de ma vie. Avoir été violée et agressée sexuellement à de nombreuses reprises dans mon enfance ne me définit pas en tant que femme. Cela a réveillé chez moi, la conscience de que nous, les femmes, pouvons subir parce que nous ne sommes pas des hommes. J’ai réalisé aussi, en tant que maman, que je devais inculquer à mon fils la participation active à la vie de la maison pour que sa future femme ne devienne pas sa bonniche. De même, d’ici quelques années, il sera nécessaire de faire un point de rappel sur le consentement, les rapports sexuels qui n’ont rien à voir avec le porno qui pourrit la vision du sexe chez nos ados, la femme n’étant qu’un objet que l’on consomme. Pour finir, il est très important, dès l’enfance, d’apprendre aux enfants que leur corps leur appartient. Que personne n’a le droit de les toucher, que si cela arrive, il faut le dire à quelqu’un en qui ils ont confiance et surtout que ce qui leur est arrivé n’est pas de leur faute !
Lors de la rencontre inter-syndicale, j’ai été interpellée par des camarades pour qui mon histoire a ravivé des souffrances. Les violences sexistes et sexuelles sont partout, il nous faut être solidaires. J’espère que mon histoire pourra aider d’autres personnes.