Confrontées au témoignage d’une salariée alléguant de faits de harcèlement sexuel de la part de l’un de ses collègues, les huiles de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités ont cherché à relativiser les faits tandis que la victime présumée a été, au moins au départ, très peu soutenue.
Comment le service public doit-il agir en cas de suspicion de harcèlement sexuel en son sein ? Le Poulpe a pu consulter plusieurs documents relatifs à une affaire de ce type qui, depuis de longs mois, empoisonne la vie de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) en Normandie.
A.B. une ancienne salariée du service métrologie, accuse J.F R. l’un de ses ex-collègues de l’avoir harcelée sexuellement sur la période 2018/2019. Elle a depuis changé de service tandis que l’homme accusé a pris un poste en région parisienne.
À la lecture de différents documents consultés, il apparaît que le service public, qui chapeaute notamment l’inspection du travail, a tout fait, au moins au départ, pour relativiser les accusations et les faits de cette histoire. Il apparaît également que la victime présumée, qui a déposé plainte au pénal, a été peu voire mal accompagnée dans le calvaire qu’elle dit avoir vécu.
Contactés à plusieurs reprises, le service communication de la Dreets et la directrice du même service n’ont pas souhaité nous répondre. Sollicité pour savoir où en était l’enquête, le procureur de la République de Rouen n’a pas non plus donné suite. De même, J.F R. n’a pas donné suite à notre demande d’interview. Il reste présumé innocent des allégations portées à son encontre.
L’histoire commence à la fin 2018. « J.F R. a adopté « un comportement qui me gênait en me disant que les collègues nous croyaient en couple ou en me proposant d’ouvrir mon manteau lorsqu’il faisait trop chaud dans la voiture. Ce à quoi j’ai toujours répondu non », raconte la jeune femme dans un courrier daté d’avril 2020 envoyé à la directrice du service en Normandie.
Selon ce même témoignage, à la même période, le collègue lui aurait fait des avances. « Je ne sors pas avec mes collègues. Je le lui ai dit car j’avais déjà eu des collègues qui me faisaient des avances dans mes postes précédents et je voulais éviter », explique-t-elle dans sa missive. Malgré un refus exprimé clairement, le collègue est, selon elle, revenu à la charge dans le cadre du travail. « En février 2019, il est venu dans mon bureau. Il a fermé la porte parce qu’il voulait me parler. Il m’a dit il faut qu’on sorte ensemble parce qu’on s’entend bien. J’ai eu un choc, j’ai dit non que je ne sortais pas avec mes collègues et que je l’avais déjà dit », relate-t-elle.
Une enquête administrative interne
« Je lui ai demandé si j’avais fait quelque chose qui l’avait incité à penser à ça. Il m’a dit que non et m’a reparlé du manteau. Il m’a dit qu’il avait compris que je ne voulais pas sortir avec lui à ce moment. Il m’a même rappelé, que lors de cet évènement, il m’avait demandé ce que je ferais s’il insistait et me faisait des avances et je lui ai dit que la première fois je dirais non et que la deuxième je le rejetterais », ajoute-t-elle.
Mais c’est le 30 avril que la situation dérape dans le bureau de la jeune femme. « J’étais accroupie devant mon petit meuble bas pour ranger mes documents, dos à la porte, derrière mon bureau. Il est entré et je ne l’ai pas entendu. Il a contourné mon bureau et il est venu me toucher l’épaule ou le bras droit. J’ai sursauté, poussé un petit cri et je me suis retrouvée assise par terre. »
Elle poursuit : « Je crois qu’il a vu la peur dans mon regard, alors il est parti en courant du bureau vers le 1er étage. J’ai eu peur de l’avoir vexé et d’avoir réagi exagérément alors je l’ai suivi. Il s’est retourné vers moi en souriant et s’est avancé en me disant qu’il voulait m’embrasser. J’ai eu peur qu’il m’embrasse et je suis remontée en courant. »
Dans la foulée, J.F R. lui adresse deux SMS : « Vu que je n’arrive pas à travailler avec toi sans vouloir plus. Je te demande de prendre de la distance. Dans le cas contraire, ce qui s’est passé aujourd’hui va arriver encore et encore. Ça t’évitera d’être dégoûtée dès que je te touche. »
Plusieurs mois passent avant que A.B. décide d’alerter sa hiérarchie sur le supposé comportement problématique de son collègue.
Entretemps, elle fait tout pour être le moins possible au contact de J.F R.. Elle dit avoir hésité à dénoncer les faits qu’elle qualifie de harcèlement sexuel à sa hiérarchie de peur de ne pas être crue ou de s’entendre dire que ce serait « de sa faute ».
A la fin de cette même année, le service Métrologie déménage dans un nouveau bâtiment. A.B. et J.F R. doivent partager le même bureau. Quelque temps après l’installation, A.B. affirme avoir eu une conversation fortuite avec une agente d’accueil du nouvel édifice accueillant des services de l’Etat.
Selon son témoignage écrit, cette dernière lui aurait dit qu’elle avait « un collègue bizarre », lui faisant part de messages « qu’elle recevait sur son téléphone personnel » de la part de J.F R.. A.B comprend alors qu’elle n’est pas la seule à subir les avances du fonctionnaire. Elle conseille à cette femme d’alerter la hiérarchie, celle-ci lui aurait indiqué avoir déjà signalé cela au « secrétariat général ». « J’étais en état de choc mais soulagée au point d’en pleurer ».
Le lendemain, A.B. est entendue par sa responsable de pôle qui ordonne le lancement d’une enquête administrative interne. Elle sera conduite par deux cadres de la Dreets, dont le directeur adjoint du Travail. « Il n’y a pas eu d’enquête paritaire et c’est regrettable », souligne une source syndicale qui déplore qu’aucun représentant syndical n’ait été associé à la procédure. En attendant les résultats de l’enquête administrative, J.F R. doit changer de bureau. A.B est mise en arrêt maladie sous traitement médicamenteux.
Février 2020, les premières conclusions de l’enquête administrative tombent. L’administration a sorti les freins. « En considération de la définition que donnent le code du travail et le code pénal, il ne nous apparaît pas que les faits précédemment décrits puissent être ainsi qualifiés », estiment les deux cadres de l’administration dans un premier rapport. « Il n’existe en effet aucune situation intimidante, hostile ou offensante qui serait de nature à caractériser le délit de harcèlement sexuel », arguent-ils.
« Un jeu de séduction irrespectueux »
« Il peut être retenu que J.F R. a exercé un jeu de séduction irrespectueux et insistant, ayant eu des conséquences directes sur la santé de A.B de sorte que son comportement peut être qualifié d’inapproprié sur le lieu de travail et donc inacceptable », précise néanmoins le même document. Ses deux auteurs envisagent « une sanction disciplinaire de premier groupe » ou encore « l’inscription obligatoire de J.F R. à une formation portant sur la prévention des violences sexistes au travail ». Ils préconisent « un suivi médical renforcé » pour A.B. par le médecin de prévention.
Ces conclusions ne satisfont que modérément A.B. Quelques semaines plus tard, les deux auteurs de l’enquête émettent un rapport complémentaire avec des préconisations plus sévères. Cette fois, ils envisagent « une sanction de 2eme groupe » en même temps qu’une possible « invitation faite à J.F R. à candidature sur un poste vacant nationalement courant mars ».
Autrement dit, faire en sorte que l’agent soit discrètement exfiltré, avec son accord, vers un autre service alors qu’il n’a commis, selon l’enquête, aucune faute pénale.
Une décision qui interpelle. Tout comme le peu de publicité faite autour des conclusions rendues. A.B. ne prendra connaissance des conclusions de l’enquête administrative qu’en août 2020, soit six mois après son rendu. Entretemps, le 23 juin, A.B. se décide à porter plainte au pénal sur les faits déjà dénoncés en interne.
La direction du service reste particulièrement discrète sur l’affaire. Elle n’en informe pas officiellement le CHSCT de la Direccte. Mis au parfum officieusement, le comité hygiène sécurité et conditions de travail entre néanmoins dans la danse en votant, conformément à ses prérogatives, le déclenchement d’une autre enquête, paritaire cette fois, associant deux représentants syndicaux et trois représentants de la direction.
De longs mois s’écoulent. L’enquête ne démarre qu’en janvier 2021 pour se conclure à l’été de la même année. Elle s’intéresse aux faits dénoncés par A.B. mais aussi à ceux rapportés par l’hôtesse d’accueil, actuellement en accident du travail et arrêt maladie. Selon les conclusions de l’enquête CHSCT, les deux femmes ont été « victimes du comportement de J.F R. qui s’analyse en harcèlement à caractère sexuel au temps et au lieu du travail dans la mesure où son comportement et ses propos ont créé à leur encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».
« A la différence d’autres situations antérieures où la prise en charge immédiate des victimes avait été de qualité, l’absence d’agression physique caractérisée n’a pas permis aux représentants de l’administration de comprendre la gravité de la situation malgré les indications des deux victimes. La commission recommande une formation particulière sur l’accompagnement des victimes », conclut le rapport d’enquête.
Les auteurs insistent encore sur la lenteur du processus : « L’enquête a démarré plus d’un an après la déclaration d’accident du travail de l’hôtesse d’accueil et plusieurs mois après la première demande de A.B. de faire intervenir le CHSCT. Cette situation ne peut pas s’expliquer (que) uniquement ? par la réalisation de l’enquête administrative terminée fin février 2020. Ce retard a généré de l’incompréhension pour les agents du service sur le but et l’objet de l’intervention du CHSCT. »
« De nombreux mois après les faits, les deux victimes sont encore en arrêt de travail. Concernant A.B., il ressort de notre entretien, qu’il est nécessaire d’envisager un entretien et au moins temporairement une proposition de poste au sein d’un autre service que la métrologie », observent les auteurs du rapport.
« Victime de harcèlement sexuel »
« Ayant été victime de harcèlement sexuel et bénéficié de la protection fonctionnelle, il est nécessaire d’analyser rapidement toutes les pistes possibles sans que la position statutaire de A.B. puisse constituer un obstacle », poursuivent-ils. Et de jeter une pierre dans le jardin de l’administration : « Il apparaît que la reconnaissance des faits (le rapport administratif ayant écarté la qualification de harcèlement) constituerait un point d’appui important pouvant permettre un rétablissement plus rapide et peut-être une reprise du travail à moyen terme. »
Si le traitement de cette affaire de harcèlement sexuel supposé semble avoir souffert de plusieurs écueils au moment des différentes enquêtes, il en va de même des événements intervenus par la suite. L’administration a en effet largement traîné avant d’accéder à la demande de A.B. visant à la faire changer de service. Selon nos informations, l’agent mis en cause n’a quitté le service qu’au printemps 2021, soit plus d’un an après le déclenchement de la première enquête administrative.
Toujours selon nos informations, si des mesures ont été prises pour éviter le croisement entre la plaignante et son harceleur supposé, elles ne sont entrées en vigueur qu’à l’été 2020, soit, là encore, plusieurs mois après la dénonciation des faits par A.B..
Le Poulpe a également pris connaissance de deux alertes « danger grave et imminent » émises par Gérald Le Corre, secrétaire CGT du CHSCT de la Direccte. La première, adressée à Michèle Lailler-Beaulieu, présidente du CHSCT et patronne de la Dreets, en date du 23 janvier :
« Jeudi 6 janvier a eu lieu la restitution des enquêtes relatives aux accidents de travail et maladie professionnelle de Mesdames X et Y. Il ressort des échanges que perdurent des tensions fortes et des difficultés relationnelles entre M. Grindel (NDLR : le supérieur hiérarchique de la victime supposée) et A.B. Par ailleurs, à l’issue de la restitution, A.B m’a informé que la plupart des collègues du service ne lui adressaient pas la parole. Par ailleurs, il est apparu la nécessité de construire un plan d’action indiquant le qui fait quoi à la suite du vote des préconisations le 28 septembre 2021. » Et le syndicaliste d’ajouter : « Cette nuit à 00h15, j’ai reçu un texto de A.B qui indique en substance « Je suis à bout et je ne veux pas retourner dans le service métrologie légale. J’ai essayé de tenir mais là je renonce. Ils vont me rendre folle. L’heure d’envoi du texto et son contenu démontrent un risque fort. »
Si les différentes enquêtes ont objectivé le fait que A.B. a été victime soit de harcèlement sexuel soit de comportement inapproprié sur son lieu de travail, elle a eu à subir ce que Gérald le Corre qualifie de « double peine » dans sa seconde alerte transmise le 27 avril 2022.
Dans son message, le syndicaliste énumère les différents manquements de l’administration au regard de la gestion du « cas » A.B. après la fin des enquêtes :
« A ce jour l’administration n’a toujours pris aucune décision suite à sa déclaration de maladie professionnelle du 26 octobre 2020 (soit 18 mois à ce jour) concernant un « syndrome dépressif réactionnel » faisant suite une situation de harcèlement sexuel dont l’auteur est un de ses ex-collègues de travail. Ce délai de 18 mois, sans décision, constitue en soi un acte de maltraitance d’une violence inacceptable. Sur ce point, je vous demande de nous informer sans délai de l’autorité ayant le pouvoir de reconnaître la maladie professionnelle comme imputable au service. »
« Aucun signalement au procureur de la République »
Selon le syndicaliste, la Dreets n’a également opéré « aucun signalement au procureur de la République au titre de l’article 40 alors que l’infraction pénale est caractérisée ». Gérald Le Corre annonce qu’il le transmettra au parquet de Rouen au titre de sa fonction de secrétaire du CHSCT.
Il déplore enfin que la direction du service n’a pas reconnu auprès d’A.B. « qu’elle a été victime de harcèlement sexuel malgré le fait que l’administration était d’accord avec cette préconisation du rapport d’enquête ».
D’après Gérald Le Corre, l’administration ne lui a pas apporté « le soutien nécessaire » et « n’a pas mis en œuvre les conditions d’un dialogue entre A.B et ses ex-collègues et son ex-chef de service alors que l’enquête et sa restitution au service Métrologie ont montré la nécessité de renouer un minimum de dialogue et de respect des règles de courtoisie élémentaires ».
L’alerte mentionne encore l’insécurité juridique dans laquelle se retrouve la fonctionnaire depuis son affectation temporaire dans un autre service de la Dreets.
Cette deuxième alerte a, semble-t-il, eu plus d’effet que la première. Dans un courrier daté du 28 avril 2022, soit dès le lendemain de l’alerte, la directrice de la Dreets annonce que « la direction générale des entreprises a donné son accord pour une affectation temporaire au sein du pôle entreprises et solidarités pour une durée de douze mois ».
Mais surtout, la fonctionnaire indique reconnaître « l’imputabilité au service de la maladie à caractère professionnel que vous avez déclarée. Cette reconnaissance emporte, selon elle, la prise en charge des frais médicaux ». En creux, elle semble reconnaître l’existence d’un harcèlement.
Il y a un mois, la directrice régionale de la Dreets a organisé un séminaire sur les violences sexuelles et sexistes au travail. L’occasion de faire le point sur des formations obligatoires mises en place à destination des agents et menées par l’association française contre les violences au travail (AFVT).
L’occasion, également, de constater que le cas d’A.B. n’est pas isolé. Entre 2016 et 2020, plusieurs enquêtes paritaires ont été menées au sein de la Dreets de Normandie, anciennement Direccte, sur les situations ayant trait à des violences sexuelles et sexistes à l’intérieur du service, notamment un cas pouvant relever de la qualification pénale d’agression sexuelle.